Quand j'étais plus jeune, j'étais tombé sur la plume de Desproges sur cette définition : le névrosé c'est celui qui sait que 2 et 2 ca fait 4, et ca le rend malade. Un psychotique, c'est quelqu'un qui sait que 2 et 2 ca fait 5 et qui en est pleinement satisfait.
Alors certes, vous allez me dire, Desproges n'est pas souvent dans les programmes de psycho, c'est perdre son temps de réfléchir sur une phrase bidon. Méfie toi, on commence par croire les humoristes et on finit par croire les politiciens. Je n'irais pas jusqu'à faire l'éloge des humoristes, bien trop sont à la solde des préjugés de l'époque, mais de manière générale ils savent trouver, quand ils sont créatifs, les angles morts d'un discours.
Donc disais je, j'étais tombé sur cette phrase et je dois avouer que n'y comprenais rien. Si je devais tomber sur le moi d'alors, j'essayerais de lui expliquer, parce que j'ai un peu plus compris maintenant. Ce qu'il essayait de dire, c'est que le schizophrène adhère à sa conviction là où le névrosé se retrouve limité et frustré par disons le principe de réalité, ou le symbolique, si on doit aller dans les lacanneries. Bon, il est probable que le moi d'alors me regarde avec des yeux de faisan mort parce que ca l'aurait pas avancé d'un pouce dans sa non compréhension. Tant pis pour lui.
Toujours est il que cette phrase m'est resté, l'idée qu'on puisse épingler d'un trait ce qui fasse structure. Et il n'y a pas longtemps, m'est arrivé une anecdote qui prend la forme de ce qui différencie le psychotique du névrosé.
Parmi ma boboïfication en cours, outre désormais habiter à Paris et aimer Emmanuel Carrère, j'ai aussi acheté un vélo pour me rendre au travail. Fini la cohue des transports, à moi les joies des voitures voulant ma mort. J'ai donc mon petit vélo, et mon petit vélo a un petit panier. Dans ce petit panier, je met ma petite besace avec dedans tout mes petits papiers.
Et je dois avouer que pendant un temps, j'étais pas rassuré à l'idée de ma besace dans mon panier. Quid d'un vol à l'arrachée à un feu rouge ? Je me rassurais en me disant qu'il faudrait quand même que le voleur ait le sens du kairos pour en moins d'une minute repérer sa proie, surmonter ses hésitations et bondir comme un jaguar urbain pour m'arracher ma besace et s'enfuir. Cahin caha, je me tenais chaud de cette pensée et vaille que vaille j'affrontais le bitume et les feux rouge l'oeil aux aguets.
Bah c'est aussi ca le névrosé, il sait qu'il peut se passer des choses dans la réalité, mais il a cet acte de foi dans un ordre social (ou dans mon cas des probabilités) qui l'aide à tenir malgré tout.
Je le vois avec mes patients. D'une qui au retour de ses vacances me dit qu'elle a une fois de plus été maltraitée par sa famille. Que ca la met plus bas que terre pour des semaines quand elle en revient. Quand je lui demande si ca a toujours été comme ca elle me répond que ca fait dix ans au moins que c'est comme ca. Je lui ai donc fait ma technique des yeux de faisan mort en lui demandant pourquoi elle y retournait. Et elle de me répondre "Parce que je crois que ca va changer à chaque fois." Pour le coup, le névrosé c'est celui qui sait que 2 et 2 ca fait 4 mais il aimerait bien que ca fasse 5 et s'y accroche. Bon, devant l'absurdité de la répétition, on s'est marré.
Revenons à mon anecdote du vélo. Je bosse dans un quartier où pas mal de psychotiques errent dans les rues. Je ne saurais pas dire si c'est parce qu'il y a des hopitaux autour ou parce que l'endroit est assez pauvre, probablement des deux. Toujours est il que me voilà à un arrêt de bus et une dame m'apostrophe. "La besace ! Faut attacher la hanse autour de votre guidon !" Bon à vrai dire elle me l'aura limite fait d'elle même en me disant qu'elle avait subi des vols et qu'il fallait faire attention. Pile poil dans mes angoisses. Et elle, elle ne se soutenait pas d'une vague foi dans la probabilité. Elle voit le trou dans la fiction d'une ville en sécurité et aussitot ne peut s'empêcher d'agir. Le psychotique, c'est celui qui sait que 2 et 2 ca fait 4 et ne va pas s'imaginer que ca puisse aussi faire 5.
Oury disait en parlant du défaut d'aire transitionnelle chez les psychotiques qu'ils n'ont pas de tapis volant. Je le comprends un peu comme ca : ils n'ont pas les moyens de mettre à distance par le fantasme tout un tas d'angoisses. Il faut agir immédiatement.
Depuis, j'attache la hanse de ma besace à chaque fois. Bon, elle a continué en voyant mon paquet de cigarette et en disant que ca donnait le cancer, qu'elle mangeait 5 fruits et légumes par jour et de l'huile d'olive pour être en bonne forme. Je vais continuer à croire que je suis immortel de mon coté, c'est mieux quand même.